Prospective-fiction, l’homme au centre du jeu

Prospective-fiction, l’homme au centre du jeu

Une série en trois épisodes

Épisode 2 : Au cours de l’épisode 1, on a dĂ©couvert que la place qu’occupe la prospective-fiction dans la prospective. On avance d’un pas pour explorer ses diffĂ©rents usages.

Pour Ă©viter les propos longs comme un jour sans amour, je vous propose d’illustrer ces usages par des exemples.

Traduire, démystifier, faciliter la compréhension

L’épisode 1 a dĂ©marrĂ© avec l’expression : « le futur a la cĂŽte ». Je reprends la formule en disant : le jargon a la cĂŽte dans tous les milieux professionnels ! On crible ses propos d’acronymes et autres perturbateurs de comprĂ©hension pour discuter entre pairs et Ă©loigner les blancs-becs. Les startupers et autres faiseurs du futur ont leur novlangue. Elle Ă©vite qu’un nĂ©ophyte lĂšve le doigt pour dire : « Vous ne croyez pas que si vos big data et vos rugissantes technologies donnent du sens Ă  votre vie, elles vous font aussi perdre le bon sens. ». À partir de cette digression, on a compris que le premier intĂ©rĂȘt de la prospective-fiction est de traduire des problĂ©matiques a priori compliquĂ©es en rĂ©cits simples. En deux coups de cuillĂšres Ă  mots trempĂ©es parfois dans un peu d’humour, on passe de discours techno-machistes incomprĂ©hensibles pour les non-initiĂ©s Ă  des approches accessibles.

Commande de pizza

Il faut vraiment ĂȘtre restĂ© depuis quelques annĂ©es la tĂȘte dans le sable pour ne pas avoir entendu des « grosses donnĂ©es » ou « big data ». Mais, mĂȘme s’ils ne sont pas des autruches, les nĂ©ophytes ont du mal Ă  comprendre comme le flot de 0 et 1 va transformer la vie quotidienne. Le dĂ©clic se fait immĂ©diatement en racontant la commande de pizza dans le futur.

Provoquer des dĂ©bats, favoriser l’émergence de diffĂ©rents points de vue

La prospective-fiction jette des pavĂ©s dans la marre pour que la problĂ©matique Ă©clabousse et qu’on ne puisse plus l’ignorer. Le principe est de l’aborder de maniĂšre lĂ©gĂšre et un peu dĂ©calĂ©e pour favoriser des dĂ©bats de fond faisant Ă©merger diffĂ©rentes visions. En clair comme les Ă©changes ne sont pas plombĂ©s par des experts qui font passer leurs visions du futur pour des certitudes, les Ă©changes sont plus riches.

Quand il y a des gÚnes, il y a à réfléchir

CrisprCas9 est le nouveau couteau suisse de la gĂ©nĂ©tique. Conçu par la Française Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna, il rĂ©volutionne la manipulation gĂ©nĂ©tique. Avec lui, modifier l’ADN est de n’importe quelle espĂšce, y compris chez l’homme devient un jeu d’enfant. Est-ce que demain on aura des lapins fluorescents, des poules roses, des HGM (humains gĂ©nĂ©tiquement modifiĂ©s) ? Quant la technologie rend possible ce qui Ă©tait avant impossible, il convient de dĂ©battre avant qu’il ne soit trop tard.

Le Pink chicken projet imagine que les poules seront roses fluo.

Dans « GĂšnes Ă©goĂŻstes Â», je m’interroge sur l’avenir du couple. Comment cela se passera-t-il lorsqu’il pourra programmer son enfant ? Le sujet est sĂ©rieux, l’approche est ludique
 Le dĂ©calage fait rĂ©agir.

Humaniser l’innovation

Nous vivons une pĂ©riode de transition. Nous sommes en train de passer d’une situation stable Ă  une autre. Ce passage est un moment chaotique. La stabilisation s’effectuera en faisant Ă©merger des innovations qui seront la charpente de nouvelles organisations. Dans ce contexte, il est logique que les entreprises se soient engagĂ©es dans une course effrĂ©nĂ©e Ă  l’innovation. Mais dans leurs emballements, elles se focalisent sur les innovations technologiques et oublient un peu, voire beaucoup, que c’est surtout l’homme qui ferra le monde de demain. En projetant ces innovations dans des futurs quotidiens, on envisage leurs aspects Ă©thiques, culturels, sociaux et remet les futurs usagers, donc l’homme, au centre des prĂ©occupations.

Sécurité totalitaire

Dans un climat de crainte d’attaques terroristes, la reconnaissance faciale a le vent en poupe. Mais, elle fonctionne qui si on ne sourit pas. Va-t-on aller jusqu’à nous interdire de sourire ?

Ne souriez pas, vous ĂȘtes filmĂ©s

Réalité augmentée ou diminuée

La réalité augmentée ajoute des informations à ce que nous envoyons. Dans ce cas, nous pouvons aussi envisager la réalité diminuée. On se pose alors la question de ce que nous ne voulons pas voir.

 

NB : Vidéo intéressante découverte sur Facebook. Je ne connais pas les auteurs.

Inventer de nouveaux produits et services

L’imagination est la meilleure compagnie de transport du monde. Cette ressource est inĂ©puisable, recyclable est permet de faire de dĂ©couvrir des territoires inexplorĂ©s.

Lorsqu’on effectue des ateliers de prospective-fiction, on ne dĂ©termine pas une date pour le futur. Le futur c’est dans 10 ans, 20 ans, 30 ans
 La consigne est qu’on se projette dans un temps oĂč les freins du prĂ©sent n’existent pas. Ce sera donc plus 2040-2050 pour l’immobilier et 2025-2030 pour des avocats. Cette libertĂ© assouplit les neurones et favorise l’imagination. RĂ©sultat, je suis toujours Ă©tonnĂ©e de la performance des idĂ©es.

Edison disait : « Le gĂ©nie c’est 1% d’inspiration et 99% de transpiration ». La prospective-fiction contribue Ă  ce 1% d’inspiration. En revanche, elle n’est pas du tout adaptĂ©e pour les 99% de transpiration.

Catalogue d’idĂ©es

S’appuyer sur les innovations existantes pour faire imaginer un catalogue de produits existants est un superbe exercice. Le rĂ©sultat est souvent assez exceptionnel.

Ikea l’a fait.

Manager

Depuis quelques annĂ©es, le PDG d’Amazon Jeff Bezos a interdit les prĂ©sentations PowerPoint Ă  ses employĂ©s. Pour lui, elles favorisent l’impasse sur des concepts essentiels, aplanissent les niveaux d’importance et ignorent les interconnexions entre les idĂ©es. Il les oblige Ă  faire des mĂ©mos. La structure narrative force Ă  rĂ©flĂ©chir de maniĂšre plus intelligente. C’est exactement la mĂȘme chose avec la prospective-fiction. On n’enferme pas la pensĂ©e dans un carcan servant des platitudes, on lui laisse les moyens de s’exprimer.

La prospective-fiction est aussi devenue un mode de management pour certaines entreprises amĂ©ricaines. Le CIO balance des visions fictionnelles de l’avenir et aprĂšs les collaborateurs doivent ramer pour que sa fiction devienne rĂ©alitĂ©.

Jeff Bezos excelle dans l’exercice. En 2013, il crĂ©e le buzz avec Amazon Prime Air, un service utilisant des mini-drones pour acheminer des colis en une demi-heure. Depuis, ses Ă©quipes planchent sur l’affaire.

Mais, le grand artiste du management en mode prospective-fiction est incontestablement Elon Musk, PDG de Tesla.

Il assure sa notoriĂ©tĂ© en balançant des visions dĂ©capantes pour le futur de l’automobile : « Presque toutes les voitures qui seront produites dans dix ans seront autonomes. Dans 20 ans, les voitures n’auront plus de volant ». Ou en rendant la conquĂȘte spatiale comme inĂ©luctable : « Je pense qu’il y a vraiment deux chemins fondamentaux. L’Histoire est en train de bifurquer dans deux directions. Un chemin est que nous restions sur Terre pour toujours, avec l’Ă©ventualitĂ© qu’un Ă©vĂšnement d’extinction survienne. […] L’alternative est de devenir une civilisation spatiale et une espĂšce multiplanĂ©taire qui, j’espĂšre, vous convient comme chemin Ă  parcourir » explique-t-il en prĂ©cisant qu’il dĂ©veloppe un lanceur et une capsule capable de transporter des dizaines de passagers et une cargaison vers Mars.

En rĂ©sumĂ©, la prospective-fiction est comme Crispr-Cas9 un couteau suisse (Allusion pour vĂ©rifier que vous avez bien lu tous mes propos ! Sourires). Elle permet de traduire le jargon en histoires accessibles au plus grand nombre, provoquer des vrais Ă©changes, imaginer des produits et services dĂ©capants, manager et de remettre l’homme au centre des prĂ©occupations lorsqu’on rĂ©flĂ©chit au futur. Vu que l’affaire ne peut que vous sĂ©duire, je vous invite dans l’épisode Ă  aller regarder sur le capot. Je vous prĂ©senterai quelques ficelles qui vous aideront Ă  mettre la prospective-fiction au service de vos objectifs.

Ne souriez pas, vous ĂȘtes filmĂ© !

Ne souriez pas, vous ĂȘtes filmĂ© !

La vidĂ©o-surveillance et la reconnaissance faciale ont la cote. Dans cette prospective-fiction, on imagine que demain cela sera une prioritĂ© d’identifier chaque individu.

2033. Le parlement a acceptĂ© le DSG (DĂ©lit de souriante gueule) sanctionnant les personnes qui sourient dans les lieux publics. Des manifestants s’opposent Ă  cette mesure qui a pour but de faciliter l’identification par les camĂ©ras de surveillance.

Des centaines de personnes ont manifestĂ© devant la Chambre des dĂ©putĂ©s pour protester contre l’interdiction de sourire dans les lieux publics. L’ambiance Ă©tait Ă  la dĂ©termination : « Le rire est le propre de l’homme, nous ne pouvons pas accepter une loi qui nous transforme en bĂȘtes », hurle un jeune homme. « Le sourire est ce qui illumine le visage. Je n’ai pas envie de vivre lumiĂšre Ă©teinte et de passer ma vie Ă  broyer du noir », ajoute une jeune femme en affichant un large sourire bientĂŽt criminel.

Une autre manifestante s’est positionnĂ©e devant une camĂ©ra de surveillance en disant : « Mireille S. spĂ©cialiste de ce sourire en coin qui dĂ©stabilise l’ordre Ă©tabli. Je suis Ă©conome. Je prĂ©fĂšre prĂȘter Ă  sourire que donner Ă  rĂ©flĂ©chir ». AprĂšs cette entrĂ©e en matiĂšre, le ton de la jeune femme a changé : « Le dĂ©lit de souriante gueule est passible de trois mois d’emprisonnement. On risque donc de passer quelques mois derriĂšre les barreaux parce qu’on tombe amoureux et que l’on ne peut pas s’empĂȘcher de montrer son affection. Ou tout simplement parce qu’on Ă©change avec son bĂ©bĂ©. Avec cette loi, c’est notre humanitĂ© qui est visĂ©e. Le gouvernement veut nous transformer en robots. »

L’interdiction de sourire dans les lieux publics rĂ©pond Ă  un problĂšme technique : le sourire dĂ©forme les traits du visage. Cette altĂ©ration des traits empĂȘche le bon fonctionnement du systĂšme de reconnaissance des personnes. Quand les personnes sourient, on enregistre 10 % d’erreur. Une personne sur dix n’est pas reconnue. Cette dĂ©faillance de la technologie est ancienne. DĂ©jĂ  au dĂ©but du siĂšcle, on ne devait pas sourire sur la photo de son passeport pour la mĂȘme raison.

Cette mesure a Ă©tĂ© prise Ă  la suite de la sĂ©rie d’attentats dans les aĂ©roports et les gares. Depuis janvier, cinq explosions ont dĂ©truit des installations informatiques dans ces lieux publics. Ils ont Ă©tĂ© revendiquĂ©s par le CLACSIN  (ComitĂ© de lutte des agacĂ©s contre la surveillance intrusive numĂ©rique) qui s’oppose Ă  cette surveillance permanente des faits et gestes de chacun.

La presse a qualifiĂ© le dĂ©cret de rageur. Le gouvernement ne supportait pas que des petits rigolos les narguent et leur montrent que leurs faramineux investissements dans la vidĂ©osurveillance s’avĂ©raient inutiles. Pour Anatole Foncera, dĂ©putĂ© de l’opposition, c’est le glas qui sonne leur dĂ©faite : « Au lieu d’entamer un dialogue avec le CLACSIN et par son intermĂ©diaire avec les citoyens, le gouvernement a prĂ©fĂ©rĂ© engager un bras de fer. On va donc utiliser encore plus de technologies pour traquer ceux qui s’opposent Ă  cette surveillance. On a l’impression qu’ils n’ont toujours pas compris que, comme disait Einstein, on ne peut pas rĂ©soudre un problĂšme avec le mode de pensĂ©e qui l’a crĂ©Ă©. »

CĂŽtĂ© CLACSIN, l’ambiance est Ă  la fatalitĂ©. Samuel Muller, le prĂ©sident, pense que le gouvernement va continuer Ă  promulguer des interdits surrĂ©alistes. Selon lui, la prochaine interdiction concernera l’usage des bombes insecticides dans les lieux publics.

Depuis quelques mois, les organismes de sĂ©curitĂ© utilisent des moucharobots ou mouches robotisĂ©es et tĂ©lĂ©commandĂ©es pour effectuer leur surveillance. Les moucharabots se confondant avec les mouches, nombreuses personnes utilisent lors des manifestations des bombes insecticides. Deux solutions, ou l’objet volant est un insecte et il est tombe raide morte ou c’est un robot-espion et le liquide obscurcit les lentilles et rend impossible la surveillance.

Dans le mĂȘme esprit, ils pourraient aussi interdire les chapeaux Ă  larges bords qui empĂȘchent les ciĂ©lateurs (camĂ©ra satellitaire qui espionne les faits et gestes) de nous identifier.

Si jusqu’à maintenant la technologie donnait du sens Ă  la vie de ses adeptes et en mĂȘme temps leur faisait perdre le bon sens, il semble maintenant que ce sont les politiques qui perdent le Nord.

Nous sommes tous sous surveillance

 

Thierry Vendetta, auteur de : « Nous sommes tous sous surveillance » Ă©voque la montĂ©e en puissance de la vidĂ©osurveillance.

 

Lors de votre derniĂšre chatterie tĂ©lĂ©visĂ©e, vous avez dit : « Avec la vidĂ©osurveillance, nous sommes tous enfermĂ©s dans une prison panoptique oĂč nos pires matons sont nos proches. » Pouvez-vous expliciter votre idĂ©e ?

 

Le panoptique est un mot ancien qui dĂ©signe un bĂątiment carcĂ©ral en anneau avec au centre une tour. Le panoptique a Ă©tĂ© imaginĂ© au 18e siĂšcle par JĂ©rĂ©my Bentham. L’objectif de cette structure est de permettre aux matons d’observer tous les prisonniers. Comme les dĂ©tenus ne peuvent savoir si le regard est ou non braquĂ© sur eux, cela crĂ©e chez eux un « sentiment d’omniscience invisible ». Avec le principe panoptique, on garde sur les trois fonctions du cachot (enfermer, priver de lumiĂšre et cacher) que la premiĂšre. La pleine lumiĂšre et le regard d’un surveillant captent mieux que l’ombre, qui finalement protĂšge. La visibilitĂ© est donc un piĂšge. Au siĂšcle dernier, le philosophe Michel Foucault affirma que le danger de cette structure est d’induire chez le dĂ©tenu un Ă©tat conscient et permanent de visibilitĂ© qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Selon lui, avec de tels systĂšmes, il n’était pas nĂ©cessaire d’avoir recours Ă  la force pour contraindre le condamnĂ© Ă  la bonne conduite, le fou au calme, l’ouvrier au travail…

La vidĂ©osurveillance a progressivement mis en place un systĂšme panoptique en multipliant les camĂ©ras. Aujourd’hui plus de la moitiĂ© du territoire est sous surveillance numĂ©rique. Alors qu’il y a encore une quinzaine d’annĂ©es, on pouvait se balader tranquillement dans les bois, aujourd’hui il y a des camĂ©ras sur tous les sentiers frĂ©quentĂ©s. Ces camĂ©ras sont en prime proactives. Si elles dĂ©tectent quelque chose d’anormal, elles dĂ©clenchent une alarme. Le tout est de savoir ce qui est normal et ne l’est pas. S’embrasser, sourire dans un sous-bois est-il normal ou pas ? La question Ă©tant complexe, on y rĂ©pond en considĂ©rant que le normal est ce que fait la majoritĂ© des gens. Il faut donc faire comme tout le monde, ĂȘtre un mouton si l’on ne veut pas ĂȘtre ennuyĂ©.

À cette surveillance publique, il faut ajouter la surveillance privĂ©e. Alors qu’hier on demandait aux gens s’ils acceptaient qu’on les filme ou les prenne en photos, aujourd’hui on n’a mĂȘme plus l’idĂ©e de poser la question. Au boulot, dans le mĂ©tro, Ă  la maison, on vous filme et vous vous retrouvez en quelques secondes sur le Net. Ce voyeurisme gĂ©nĂ©ralisĂ© est un puissant destructeur de vie. Pas plus tard que la semaine derniĂšre, une jeune femme a vu sa vie ruinĂ©e parce qu’elle mettait ses doigts dans le nez. Les images ont circulĂ© Ă  la vitesse de la lumiĂšre sur le Net. RĂ©sultat, pour Ă©viter de subir ce sort, on s’autocontrĂŽle de plus en plus.

Prospective, une valse en trois temps

Prospective, une valse en trois temps

Une série en trois épisodes

Épisode 1. Ça disrupte dans les chaumiĂšres de la prospective. Le prospectiviste change son fusil d’épaule. Il ne produit plus des Ă©tudes chiffrĂ©es qui servent au mieux Ă  caler des armoires. Il aide Ă  rĂ©flĂ©chir et inventer le futur. Dans la mallette revisitĂ©e de cet expert du futur, la prospective-fiction tient une place de choix.

Le futur a la cĂŽte. Il a est prĂ©cieux pour chacun de nous. Comme c’est lĂ  oĂč nous allons passer le reste de nos vies, on y met des rĂȘves ordinaires ou vraiment fous. Le dĂ©sir de les voir se rĂ©aliser nous pousse Ă  aller vers l’avant. Comme dit Paul Auster : « Une fois qu’on a goĂ»tĂ© au futur, on ne peut pas revenir en arriĂšre ». Mais, le futur nous inquiĂšte. De tous les temps, nous avons voulu connaĂźtre ce qu’il nous rĂ©serve en faisant appel Ă  des kyrielles de spĂ©cialistes. On les nomme devins, oracles, voyants, prophĂštes, cartomanciens, gourous
 Aujourd’hui, les esprits cartĂ©siens les regardent avec le sourire amusĂ© de ceux qui ne se laissent pas prendre. Pour autant, ils se font berner par des phrases-chocs d’experts.

— L’homme qui vivra 1 000 ans est dĂ©jĂ  nĂ©. Laurent Alexandre

— Nous serons tous immortels en 2100. Ray Kuzweil

— En 2060, de nouvelles forces altruistes prendront le pouvoir, sous l’empire d’une nĂ©cessitĂ© Ă©cologique, Ă©thique, Ă©conomique, culturelle et politique. Jacques Attali

CĂŽtĂ© Ă©conomie, la prĂ©vision est montĂ©e dans le train du sĂ©rieux avec ce qu’on nomme la prospective. Cette discipline est nĂ©e aux États‐Unis et en France au milieu des annĂ©es 50. Le pĂšre fondateur de la discipline est Gaston Berger qui disait : « Notre civilisation s’arrache avec peine Ă  la fascination du passĂ©. De l’avenir, elle ne fait que rĂȘver. Elle est rĂ©trospective, avec entĂȘtement. Il lui faut devenir prospective  et changer la maniĂšre de prĂ©parer nos dĂ©cisions  »

Depuis sa création, la prospective tape la cadence du futur en dansant une valse à trois temps.

Temps 1 : On prolonge le présent

Le principe est de modĂ©liser le futur. On collecte des donnĂ©es passĂ©es sur un domaine d’activitĂ© et on extrapole l’existant pour visualiser ce qui va se passer demain. On part du principe que l’avenir est un long fleuve tranquille. On peut donc l’enfermer dans des modĂšles mathĂ©matiques aussi sophistiquĂ©s qu’inutilisables. RĂ©sultat, les Ă©tudes prospectives sont alors des pavĂ©s qui servent Ă  caler les certitudes des politiques et dirigeants d’entreprises
 ou des armoires.

Elvis Presley et les dindes

Deux histoires caricaturent cette maniĂšre archaĂŻque de penser.

En 1977 lorsqu’Elvis Presley est mort, il y avait 19 clones du chanteur. En 1982, le fan-club en rĂ©pertoria 155 soit huit fois plus. En fonction de la mĂ©thode prospective dĂ©terministe, on peut dĂ©duire qu’en 2017, il y a aux États-Unis 318 millions de clones d’Elvis, soit la totalitĂ© de la population amĂ©ricaine !

La deuxiÚme vient du mathématicien et philosophe Bertrand Russell (1872-1970).

Une dinde observe que, chaque matin des humains la nourrissent. Raisonnant par induction, et ayant recueilli un nombre estimĂ© suffisant d’observations (en l’occurrence, 364 jours), elle conclut Ă  la bontĂ© de l’espĂšre humaine et Ă  la bienveillance des humains pour les dindes. Elle attend donc sereinement le 365e matin. Mais le 365e matin, c’est le jour le NoĂ«l et elle est tuĂ©e pour servir de repas. Pendant 99,73 % du temps, sa conjecture Ă©tait exacte et sa confiance dans ses prĂ©visions augmentait. Le dernier jour de l’annĂ©e annihile cette prĂ©vision.

 

Temps 2 : la création de scénarios

 

Voyant les limites de la dĂ©marche, les prospectivistes adoptent la mĂ©thode des scĂ©narios. À partir de l’analyse des donnĂ©es disponibles (Ă©tats des lieux, tendances lourdes, phĂ©nomĂšnes d’ Ă©mergences), ils Ă©laborent plusieurs hypothĂšses. Bien que la mĂ©thode tente d’intĂ©grer des Ă©vĂ©nements perturbateurs (ou Ă©vĂ©nement dont les effets seraient importants s’ils venaient Ă  se rĂ©aliser), elle se situe uniquement dans la sphĂšre du prĂ©visible. Elle est donc incapable de jongler avec l’imprĂ©visible qui dans un monde qui se complexifie est de plus en plus inĂ©luctable. Les scĂ©narios s’avĂšrent frĂ©quemment ĂȘtre des projections alarmistes qui ne permettent pas de prendre des bonnes dĂ©cisions, voir simplement d’agir. Ces lourds rapports servent donc aussi Ă  caler
 les armoires. Pour autant, cette mĂ©thode fait encore les choux gras de cabinets de prospective. Au pays de Descartes, on prĂ©fĂšre un cartĂ©sianisme rĂ©ducteur et inopĂ©rant Ă  une navigation crĂ©ative et collaborative en univers incertain.

Temps 3 : Inventer le futur

Demain est moins Ă  dĂ©couvrir qu’à inventer. Gaston Berger

Le troisiĂšme temps de la prospective renoue avec l’esprit de Gaston Berger en considĂ©rant que l’avenir est imprĂ©visible. De ce fait, il est inutile de chercher Ă  le prĂ©voir. Ce truisme rĂ©sulte de plusieurs phĂ©nomĂšnes :

La société fonctionne de plus en systÚme complexe.
La complexitĂ© (et non la complication) rĂ©sulte la multiplication des liens entre les institutions, organismes, individus crĂ©es par la numĂ©risation de la sociĂ©tĂ© et la crĂ©ation d’Internet. Les interactions augmentant de maniĂšre exponentielle, on assiste tous les jours Ă  la lĂ©gendaire histoire du froissement de l’aile de papillon qui provoque le meilleur comme le pire Ă  l’autre bout de la planĂšte.

Le temps s’accĂ©lĂšre
Il a fallu 75 ans pour que le tĂ©lĂ©phone ait 50 millions d’utilisateurs. 14 ans pour que la tĂ©lĂ©vision atteigne ce chiffre et 3 ans et demi Ă  Facebook. Pour Pokemon go, il n’a suffi que de 19 jours. En un temps record, une entreprise innovante peut bouleverser un secteur d’activitĂ©.

La fin de la linéarité
L’entreprise n’a plus en fonctionnement un linĂ©aire. On ne peut plus dĂ©duire le futur du passĂ©. Il faut donc changer son fusil d’épaule pour envisager le futur. Dans ce contexte, la mĂ©thode des scĂ©narios devient aussi inopĂ©rante que la Gestion prĂ©visionnelle des emplois et autres outils pensĂ©s pour l’entreprise d’hier.

Certes, comme dit Gaston Berger, on ne peut prĂ©voir le futur, mais on peut l’inventer. Mieux encore, on peut rĂ©unir des intelligences pour le construire ensemble et faire en sorte qu’il soit plus dĂ©sirable.

A partir de lĂ , le travail du prospectiviste change radicalement. Il n’est plus de pondre des Ă©tudes qui calent les armoires, mais de fournir des outils et des mĂ©thodes permettant de rĂ©flĂ©chir ensemble au futur.

L’expert descend de son piĂ©destal de sachant du futur pour

— Faire Ă©merger des tendances en s’appuyant sur les innovations, expĂ©rimentations, recherches existantes
Il aide Ă  passer de la veille au rĂ© (veille) en montrant les grandes lignes qu’elles sont en train de dessiner. ConsidĂ©rant que ces microchangements dessinent un tableau pointilliste du futur, il les met en scĂšne pour permettre Ă  chacun d’agir.

— CrĂ©er des outils qui aident Ă  se projeter dans le futur
Se projeter permet d’imaginer demain, comprendre les enjeux et donc de trouver les moyens de s’y prĂ©parer. Comme l’exercice est complexe, le prospectiviste doit faciliter l’approche. C’est lĂ  que rentre en scĂšne la prospective-fiction.

La prospective-fiction utilise diffĂ©rents procĂ©dĂ©s narratifs pour imaginer le futur. En clair, on crĂ©e des histoires qui racontent demain. Ces rĂ©cits permettant de s’immerger dans le futur favorisent la comprĂ©hension et le dĂ©bat.

Pour utiliser les termes qui aurĂ©olent une dĂ©marche de sĂ©rieux, je dirais que la prospective-fiction, c’est du storytelling orientĂ© futur. On joue sur l’émotion provoquĂ©e par des histoires pour provoquer le dĂ©bat.

C’est aussi du design-fiction, un terme crĂ©e en 2009 par l’artiste et ingĂ©nieur Julian Bleecker. J’évite juste d’utiliser ce terme qui surfe sur la vague du design-thinking en utilisant le mĂȘme vocabulaire : « C’est l’utilisation intentionnelle de prototypes pour expliquer le changement » affirme Julian Bleecker. J’ai des rĂ©ticences Ă  valoriser cette mĂ©thode importĂ©e du design qu’est le design-thinking. MĂȘme si elle est adulĂ©e dans les sphĂšres de l’innovation, elle favorise la production d’un nombre incalculable de choses et services aussi moches que peu intĂ©ressants.

Pour conclure ce premier Ă©pisode, je dirais que le prospectiviste d’hier Ă©tait un ingĂ©nieur qui mettait en scĂšne des chiffres pour conter fleurette aux dirigeants. Celui d’aujourd’hui est un crĂ©atif qui utilise le rĂ©cit prospectif et autres mĂ©thodes pour faciliter une rĂ©flexion collaborative sur le futur.

DeuxiĂšme Ă©pisode : Prospective-fiction, l’homme au centre du jeu

Heurts et bonheurs de l’entreprise heureuse

Une prospective-fiction pour rĂ©flĂ©chir au bonheur dans l’entreprise. On imagine, on discute… On agit.
Pour vous, cette anticipation est probable ou non probable ? Souhaitable ou non souhaitable ? A vos réponses.

Heurts et bonheurs de l’entreprise heureuse

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Nous sommes en 2037. L’entreprise heureuse a pour finalitĂ© de fournir du bonheur et une vie joyeuse et saine Ă  ses collaborateurs. Arthur Getz, le patron de FĂ©licity, raconte les alĂ©as inhĂ©rents Ă  ce changement de cap dans son entreprise.

Dans son livre « L’entreprise heureuse », Arthur Getz annonce d’entrĂ©e de jeu qu’il a surfĂ© sur la vague du bonheur en entreprise qui dĂ©ferlait depuis une quinzaine d’annĂ©es.

En 2016, on voit l’arrivĂ©e des responsables du bonheur en entreprise ou plutĂŽt Chief Happiness Officier. La dĂ©nomination anglophone donne un peu de sĂ©rieux Ă  ces animateurs de gouters. Ces chantres du bien-ĂȘtre vendent des dĂ©cors colorĂ©s, des espaces de sieste et des tables de ping-pong. Les plus aventureux militent pour que les collaborateurs retrouvent leurs Ă©motions d’enfants avec des salles de rĂ©union en Lego, des petites voitures Ă  pĂ©dales et des toboggans.

En 2022, cette cosmĂ©tique de l’enchantement provoque des dĂ©bats philosophiques de cantine. Face Ă  l’engouement, les dĂ©tracteurs affirment que le bonheur rĂ©siste dans la capacitĂ© de chacun Ă  dĂ©guster l’instant. L’extase se produit lorsque la pensĂ©e, les paroles et les actes d’un individu sont en harmonie. L’entreprise n’a donc rien Ă  voir avec cette aventure individuelle. Selon Arthur Getz, les pourfendeurs du bonheur en entreprise rĂ©sument leur opposition en considĂ©rant que «  Le bonheur est une question trop importante et trop personnelle pour que l’individu en confie la responsabilitĂ© Ă  d’autres, et notamment Ă  son entreprise ».

Pendant ce temps, les patrons se frottent les mains. «  Disserter sur le sujet confĂšre au bonheur en entreprise une valeur assez forte pour pouvoir en son nom en demander encore plus aux collaborateurs », explique Arthur Getz en prĂ©cisant qu’au nom du bonheur, ils piĂ©tinent allĂ©grement la vie privĂ©e de leurs collaborateurs. Pour eux, cet humanisme bon teint est une source de performance Ă©conomique. AprĂšs avoir tirĂ© sans rĂ©serve sur les prix, les coĂ»ts, les hommes, ils voient lĂ  un nouveau gisement de productivitĂ©. Autre avantage, les dĂ©penses en « dĂ©co » bien-ĂȘtre sont vite amorties par une diminution sensible de l’absentĂ©isme.

C’est dans ce climat qu’Arthur Getz, le patron de Felicity, jette un pavĂ© dans la marre avec l’entreprise heureuse. En janvier 2031, le fils d’un penseur de l’entreprise libĂ©rĂ©e invite Aristote Ă  un mĂ©morable HolloNote[1]. Le philosophe de l’antiquitĂ© rĂ©pĂšte que : « Le bonheur est le bien suprĂȘme qui rend nĂ©gligeable toutes autres formes de possession. » Le patron dĂ©crĂšte ensuite que la finalitĂ© de son entreprise n’est plus Ă©conomique, mais est dĂ©sormais de donner une vie heureuse et saine Ă  ses collaborateurs. Gagner de l’argent devient juste un moyen comme un autre de contribuer au bonheur des collaborateurs.

Lors de l’évĂ©nement, Arthur Getz accueille ensuite Robert Kennedy. Le sĂ©nateur amĂ©ricain affirme que : « Le produit national brut mesure tout sauf ce qui donne valeur Ă  la vie. » Pour Ă©viter cet Ă©cueil, le Patron de FĂ©licity lance le BIB (Bonheur intĂ©gral brut). Cet indicateur mesure le bonheur collectif. À cause de phĂ©nomĂšnes naturels de contagion de bonheurs, le BIB est supĂ©rieur Ă  la somme des bonheurs individuels. Il est aussi pondĂ©rĂ© par une variable de possession qu’Arthur Getz explique par le fait que : « Le bonheur est la seule chose qu’on peut donner sans l’avoir et acquĂ©rir en le donnant. »

Pour mesurer le bonheur individuel, il envisage plusieurs dispositifs. Le premier est le dĂ©claratif. Chaque collaborateur doit indiquer chaque jour son niveau de bonheur sur une Ă©chelle de 1 Ă  10. Si le premier mois, tous prennent un temps pour s’interroger, ils finissent par opĂ©rer machinalement et rĂ©pĂ©ter le mĂȘme chiffre.

Felicity investit alors dans un systĂšme d’intelligence artificielle apprenant de reconnaissances de sourires. Au bout d’un mois, c’est le branle-bas dans l’entreprise. Nombreux collaborateurs ne supportent plus de croiser des momies aux zygomatiques tenus par des Ă©lastiques. Ils ont mĂȘme des envies de refaire le portrait des forçats du sourire.

Arthur Getz tente alors de mesurer le bonheur par la dĂ©tection des propos positifs dans les Ă©changes verbaux et Ă©crits entre les collaborateurs. Cela tourne rapidement au « bisounoursage » gĂ©nĂ©ralisĂ© avec Ă©changes de propos loukoum, sucrĂ©s et dĂ©goulinants de miĂšvreries. Quand des attaques anonymes commencent Ă  polluer l’entreprise, Arthur Getz effectue un nouveau HolloNote oĂč il affirme : « Le bonheur n’est pas une affaire quantitative. Il rĂ©sulte de la capacitĂ© de chacun Ă  se soucier des autres, oser pour les autres, partager avec les autres. » La pirouette est bien accueillie. Les collaborateurs sont trop heureux de pouvoir garder des sourires pour se moquer des jours sans joie.

[1] HolloNote : Keynote avec projections holographiques permettant aux intervenants d’ĂȘtre prĂ©sent Ă  plusieurs endroits et d’échanger avec des personnes disparues.

ParallĂšlement au BIB, Arthur Getz change les procĂ©dures de recrutement. La prioritĂ© est d’engager des gens douĂ©s pour le bonheur. Cette disposition n’étant pas validĂ©e par des diplĂŽmes, ils font appel Ă  la science. Comme elle ne certifie pas la capacitĂ© au bonheur de ceux qui possĂšdent les dents du bonheur[1], ils se tournent vers la gĂ©nĂ©tique. Elle affirme que la capacitĂ© au bonheur est liĂ©e Ă  50 % au patrimoine gĂ©nĂ©tique sans pour autant identifier les gĂšnes du bonheur.

Des collaborateurs montent alors au crĂ©neau pour dire que ne recruter que des gens heureux est une forme de discrimination. Si la capacitĂ© au bonheur devient un critĂšre de recrutement, on va vers une sociĂ©tĂ© Ă  deux vitesses. On aura des heureux de plus en plus heureux et des malheureux de plus en plus malheureux, car ils n’auront pas de travail. On ne peut donc pas exclure ceux qui ne sont pas douĂ©s pour le bonheur et qui mĂȘme, mettent une jouissance Ă  faire leur propre malheur. Il en est de mĂȘme de ceux qui n’ont pas Ă©tĂ© bien servis par la vie et ne font pas preuve de rĂ©silience. Ils affirment en plus que c’est pratiquer la double peine parce que les individus malheureux sont souvent tristes de ne pas ĂȘtre heureux.

Un peu Ă©chaudĂ© par ces oppositions, Arthur Getz demande Ă  ses collaborateurs quelles sont les composantes du bonheur incontournables pour l’entreprise heureuse. Outre la santĂ©, la sĂ©curitĂ© financiĂšre, ils insistent sur la libertĂ© et le pouvoir dĂ©cision. Le patron dĂ©cide donc de permettre aux salariĂ©s de l’entreprise de travailler quand ils veulent, comme ils veulent, avec qui ils le dĂ©sirent. La seule contrainte est qu’ils soient vraiment heureux dans ce qu’ils font.

Le ratio habituel de ceux qui ne jouent pas le jeu est respectĂ©. Entre 2 et 5 % des collaborateurs deviennent des lĂ©zards qui, dans le meilleur des cas, viennent profiter des terrasses de l’entreprise pour se dorer la pilule. Les autres ont profitĂ© pleinement du dĂ©salignement de leur travail pour collaborer, voyager, dĂ©couvrir, innover. TrĂšs rapidement, l’entreprise fait des rĂ©sultats assez satisfaisants pour rĂ©munĂ©rer tous les collaborateurs et assurer sa pĂ©rennitĂ©. Le PDG de Felicity en tire une premiĂšre conclusion : « Pour travailler dans le bonheur, travaillons chaque jour notre bonheur ».

Alors que les propos manquent cruellement de consistance voire d’intelligence, ils font sortir de l’ombre des collaborateurs nourris Ă  un syndicalisme surannĂ©. Ils partent Ă  l’attaque en affirmant que la prioritĂ© au bonheur pousse Ă  l’égoĂŻsme et supprime toutes formes d’altruisme. Ils estiment que cela enlĂšve la possibilitĂ© d’ĂȘtre malheureux par choix. Ils citent des personnages comme Nelson Mandela qui a passĂ© 27 ans en prison pour lutter contre l’apartheid, JĂ©sus qui a Ă©tĂ© crucifiĂ© pour sauver le monde. Pour eux, le malheur des uns peut aussi faire le bonheur des autres. D’autres opposants Ă  l’entreprise bonheur considĂšrent que le malheur est souvent un pont vers le bonheur. On a conscience d’ĂȘtre heureux parce que l’onconnaĂźt le malheur. Ils estiment aussi que l’homme vaut bien mieux que son bonheur.

Arthur Getz prend alors conscience qu’en Ă©rigeant en norme le fait d’ĂȘtre heureux au travail, il devient impossible de dire ou montrer qu’on ne l’est pas. Il rĂ©agit en parlant dĂ©sormais d’entreprise respectueuse. Dans cette entreprise, on respecte la diversitĂ© des approches. Le bonheur n’est plus un mets obligatoire, mais il est en libre-service et chacun peut l’amĂ©nager Ă  sa sauce.

[1] Dents écartés

Vachement connectés !

Vachement connectés !

A VOS CLAVIERS

Le marchĂ© des objets connectĂ©s en santĂ© explose. On dĂ©nombre aujourd’hui 15 milliards d’objets connectĂ©s (balances, montres, bracelets. On devrait en compter 50 Ă  70 milliards en 2030. Est-ce que cette surveillance permanente ne va pas pour autant gĂ©nĂ©rer une nouvelle hypocondrie ? Est-ce qu’on sera malade des stress causĂ©s par la fluctuation de nos paramĂštres ? AprĂšs avoir lu « Vachement connectĂ©s », imaginez une autre histoire qui raconte l’usage des outils connectĂ©s santĂ© en 2030.

Et si demain, nous souffrions d’hypocondrie !

Phil porte en permanence une vingtaine d’objets connectĂ©s pour surveiller sa santĂ©. Si avec cette quincaillerie les vaches sont bien gardĂ©es, l’homme est bien angoissĂ©. Heureusement, son mĂ©decin a le remĂšde miracle.

Avant que les vaches soient exterminĂ©es pour cause de pollution provoquĂ©e par leurs flatulences, elles donnaient du lait aux humains. Ils le mettaient dans le rĂ©frigĂ©rateur et ils avaient toujours une grand-mĂšre pour dire : « Le lait prend toujours le goĂ»t des aliments qui l’avoisine. » Et il y avait toujours un dĂ©sƓuvrĂ© qui traĂźnait dans le coin et qui maugrĂ©ait : « Les humains, c’est pareil. Ils dĂ©teignent toujours l’un sur l’autre. »

C’est le cas de Zabou et Phil. Ils ont tellement pris le goĂ»t de l’autre que parfois ils se demandent si l’autre ne manque pas de goĂ»t. C’est surtout le cas quand cet autre passe en boucle ses obsessions :
— J’ai eu mon rendez-vous avec le Docteur Muller, bafouille Phil.
— Humm, rĂ©pond Zabou. Sur ce sujet a toujours le comportement de la Vache qui ne rit pas, mais qui se contente d’avoir des rĂ©ponses qui peuvent se rĂ©pliquer Ă  l’infini.
— Il ne comprend pas pourquoi j’ai pris 136 g en une semaine. Pas normal. J’ai fait une moyenne de 10 126,2 pas, soit 46 de plus que la semaine prĂ©cĂ©dente.
— Une simple erreur de calcul, dit Zabou. — Ce n’est pas possible. Bracelets, tatouages, sous-vĂȘtements, casquette, oreillettes, montre, bagues, chaussures, lunettes, semelles
 J’ai en permanence au moins 10 objets connectĂ©s sur moi.
— Toutes ces puces ne te dĂ©mangent pas ? demande Zabou qui n’est jamais en reste d’une analogie animale.
— Madame a l’humour qui gratte ! Pour ta gouverne, j’ai aussi des pilules dĂ©tectrices de cancer, de maladie d’Alzheimer, de Parkinson et des analyseurs de larmes.
— Ciel, j’ai Ă©pousĂ© une quincaillerie ambulante !

Zabou sourit. MĂȘme si elle a parfois l’humour un peu vache, elle aime surtout voir Phil brouter son herbe et ruminer longuement. Il le prend son temps avant d’affirmer.
— J’ai failli mourir cette semaine.
— Encore ? Depuis que tu trimballes tes breloques connectĂ©es, tu meurs presque tous les jours. Raconte.

ExcĂ©dĂ© par l’insolente lĂ©gĂšretĂ© de sa femme, Phil ajoute un temps de rumination avant de s’aventurer dans son rĂ©cit.
— Lundi, comme tous les matins, le miroir me demande de lui cracher dessus. Au lieu de me dire que je suis le plus beau, il m’annonce que j’ai une maladie nommĂ©e Trairarus. Je m’inscris sans attendre sur la plateforme d’urgence sanitaire et j’ouvre la fenĂȘtre pour qu’un drone-ambulance vienne me chercher. Je vois alors un message s’afficher « Les miroirs connectĂ©s de la marque AlmaRecord ont Ă©tĂ© hackĂ©s. Effectuez une contre-analyse. »
— Tu as paniquĂ©.
— Pas du tout, s’esclaffe Phil. J’ai donc Ă©tĂ© crachĂ© sur le miroir de ma mĂšre
 Il m’a dit que j’avais mauvaise haleine.
— Le miroir de ta mĂšre rĂ©flĂ©chit bien !
— Depuis, je suis angoissĂ©. Je dors mal. J’ai dormi 11 minutes 23 secondes de moins que la semaine derniĂšre, rĂ©pond Phil avec le regard de la vache qui n’a plus de queue pour Ă©loigner les mouches.
— Donc, tu as demandĂ© Ă  Muller de te prescrire une nanopilule qui rĂ©gule le sommeil
— Comment le sais-tu ?
— Elle manque à ton attirail !

Hier, les vaches avaient deux estomacs. Un pour tout de suite, l’autre pour plus tard. Phil a adoptĂ© le mĂȘme systĂšme pour son cerveau. En attendant de digĂ©rer l’information, il regarde sa femme, sourit, ouvre la bouche, la referme, l’ouvre.

— Il avait mieux. Il m’a proposĂ© un dispositif qui vient de passer les essais cliniques.

— L’avantage, avec toutes les nouveautĂ©s que tu avales, c’est que tu pourras vendre ton corps au musĂ©e de la santĂ©.

— Justement, cela ne s’avale pas. Et, je ne vais plus avoir besoin de tous mes bracelets, tatouages et mĂȘme du miroir connectĂ©.

— La rĂ©volution ? C’est quoi ce produit miraculeux.

— C’est un hypocondreur[1]. Cela se prĂ©sente sous forme d’une grosse gĂ©lule en mousse naturelle qu’on garde dans sa poche. Quand on sent un lĂ©ger malaise, on la malaxe.

— J’imagine que ta boule de mousse est remplie de nanoparticules connectĂ©es.

— Pas du tout. Elle est en mousse naturelle qui Ă©vite les ondes nocives.

— Comment suis-tu tes paramùtres ?

— C’est lĂ  toute la performance de l’hypocondreur. On n’a plus besoin de les suivre. AprĂšs quelques jours d’acclimatation, on se sent beaucoup plus dĂ©tendu et l’on dort mieux. Le docteur Muller m’a dit que dans 15 jours, je ne jurais plus que par l’hypocondreur.

La vache ! pense Zabou. Il est vraiment trùs fort le Docteur Muller. Il a toujours dans sa panse doctorale des traitements qui permettent de regarder tranquillement passer les trains du progrùs.

[1] Hypocondreur est un mot de demain qui vient d’hypocondrie, anxiĂ©tĂ© obsessionnelle Ă  propos de sa santĂ©.