Prospective, une valse en trois temps

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Une série en trois épisodes

Épisode 1. Ça disrupte dans les chaumiĂšres de la prospective. Le prospectiviste change son fusil d’épaule. Il ne produit plus des Ă©tudes chiffrĂ©es qui servent au mieux Ă  caler des armoires. Il aide Ă  rĂ©flĂ©chir et inventer le futur. Dans la mallette revisitĂ©e de cet expert du futur, la prospective-fiction tient une place de choix.

Le futur a la cĂŽte. Il a est prĂ©cieux pour chacun de nous. Comme c’est lĂ  oĂč nous allons passer le reste de nos vies, on y met des rĂȘves ordinaires ou vraiment fous. Le dĂ©sir de les voir se rĂ©aliser nous pousse Ă  aller vers l’avant. Comme dit Paul Auster : « Une fois qu’on a goĂ»tĂ© au futur, on ne peut pas revenir en arriĂšre ». Mais, le futur nous inquiĂšte. De tous les temps, nous avons voulu connaĂźtre ce qu’il nous rĂ©serve en faisant appel Ă  des kyrielles de spĂ©cialistes. On les nomme devins, oracles, voyants, prophĂštes, cartomanciens, gourous
 Aujourd’hui, les esprits cartĂ©siens les regardent avec le sourire amusĂ© de ceux qui ne se laissent pas prendre. Pour autant, ils se font berner par des phrases-chocs d’experts.

— L’homme qui vivra 1 000 ans est dĂ©jĂ  nĂ©. Laurent Alexandre

— Nous serons tous immortels en 2100. Ray Kuzweil

— En 2060, de nouvelles forces altruistes prendront le pouvoir, sous l’empire d’une nĂ©cessitĂ© Ă©cologique, Ă©thique, Ă©conomique, culturelle et politique. Jacques Attali

CĂŽtĂ© Ă©conomie, la prĂ©vision est montĂ©e dans le train du sĂ©rieux avec ce qu’on nomme la prospective. Cette discipline est nĂ©e aux États‐Unis et en France au milieu des annĂ©es 50. Le pĂšre fondateur de la discipline est Gaston Berger qui disait : « Notre civilisation s’arrache avec peine Ă  la fascination du passĂ©. De l’avenir, elle ne fait que rĂȘver. Elle est rĂ©trospective, avec entĂȘtement. Il lui faut devenir prospective  et changer la maniĂšre de prĂ©parer nos dĂ©cisions  »

Depuis sa création, la prospective tape la cadence du futur en dansant une valse à trois temps.

Temps 1 : On prolonge le présent

Le principe est de modĂ©liser le futur. On collecte des donnĂ©es passĂ©es sur un domaine d’activitĂ© et on extrapole l’existant pour visualiser ce qui va se passer demain. On part du principe que l’avenir est un long fleuve tranquille. On peut donc l’enfermer dans des modĂšles mathĂ©matiques aussi sophistiquĂ©s qu’inutilisables. RĂ©sultat, les Ă©tudes prospectives sont alors des pavĂ©s qui servent Ă  caler les certitudes des politiques et dirigeants d’entreprises
 ou des armoires.

Elvis Presley et les dindes

Deux histoires caricaturent cette maniĂšre archaĂŻque de penser.

En 1977 lorsqu’Elvis Presley est mort, il y avait 19 clones du chanteur. En 1982, le fan-club en rĂ©pertoria 155 soit huit fois plus. En fonction de la mĂ©thode prospective dĂ©terministe, on peut dĂ©duire qu’en 2017, il y a aux États-Unis 318 millions de clones d’Elvis, soit la totalitĂ© de la population amĂ©ricaine !

La deuxiÚme vient du mathématicien et philosophe Bertrand Russell (1872-1970).

Une dinde observe que, chaque matin des humains la nourrissent. Raisonnant par induction, et ayant recueilli un nombre estimĂ© suffisant d’observations (en l’occurrence, 364 jours), elle conclut Ă  la bontĂ© de l’espĂšre humaine et Ă  la bienveillance des humains pour les dindes. Elle attend donc sereinement le 365e matin. Mais le 365e matin, c’est le jour le NoĂ«l et elle est tuĂ©e pour servir de repas. Pendant 99,73 % du temps, sa conjecture Ă©tait exacte et sa confiance dans ses prĂ©visions augmentait. Le dernier jour de l’annĂ©e annihile cette prĂ©vision.

 

Temps 2 : la création de scénarios

 

Voyant les limites de la dĂ©marche, les prospectivistes adoptent la mĂ©thode des scĂ©narios. À partir de l’analyse des donnĂ©es disponibles (Ă©tats des lieux, tendances lourdes, phĂ©nomĂšnes d’ Ă©mergences), ils Ă©laborent plusieurs hypothĂšses. Bien que la mĂ©thode tente d’intĂ©grer des Ă©vĂ©nements perturbateurs (ou Ă©vĂ©nement dont les effets seraient importants s’ils venaient Ă  se rĂ©aliser), elle se situe uniquement dans la sphĂšre du prĂ©visible. Elle est donc incapable de jongler avec l’imprĂ©visible qui dans un monde qui se complexifie est de plus en plus inĂ©luctable. Les scĂ©narios s’avĂšrent frĂ©quemment ĂȘtre des projections alarmistes qui ne permettent pas de prendre des bonnes dĂ©cisions, voir simplement d’agir. Ces lourds rapports servent donc aussi Ă  caler
 les armoires. Pour autant, cette mĂ©thode fait encore les choux gras de cabinets de prospective. Au pays de Descartes, on prĂ©fĂšre un cartĂ©sianisme rĂ©ducteur et inopĂ©rant Ă  une navigation crĂ©ative et collaborative en univers incertain.

Temps 3 : Inventer le futur

Demain est moins Ă  dĂ©couvrir qu’à inventer. Gaston Berger

Le troisiĂšme temps de la prospective renoue avec l’esprit de Gaston Berger en considĂ©rant que l’avenir est imprĂ©visible. De ce fait, il est inutile de chercher Ă  le prĂ©voir. Ce truisme rĂ©sulte de plusieurs phĂ©nomĂšnes :

La société fonctionne de plus en systÚme complexe.
La complexitĂ© (et non la complication) rĂ©sulte la multiplication des liens entre les institutions, organismes, individus crĂ©es par la numĂ©risation de la sociĂ©tĂ© et la crĂ©ation d’Internet. Les interactions augmentant de maniĂšre exponentielle, on assiste tous les jours Ă  la lĂ©gendaire histoire du froissement de l’aile de papillon qui provoque le meilleur comme le pire Ă  l’autre bout de la planĂšte.

Le temps s’accĂ©lĂšre
Il a fallu 75 ans pour que le tĂ©lĂ©phone ait 50 millions d’utilisateurs. 14 ans pour que la tĂ©lĂ©vision atteigne ce chiffre et 3 ans et demi Ă  Facebook. Pour Pokemon go, il n’a suffi que de 19 jours. En un temps record, une entreprise innovante peut bouleverser un secteur d’activitĂ©.

La fin de la linéarité
L’entreprise n’a plus en fonctionnement un linĂ©aire. On ne peut plus dĂ©duire le futur du passĂ©. Il faut donc changer son fusil d’épaule pour envisager le futur. Dans ce contexte, la mĂ©thode des scĂ©narios devient aussi inopĂ©rante que la Gestion prĂ©visionnelle des emplois et autres outils pensĂ©s pour l’entreprise d’hier.

Certes, comme dit Gaston Berger, on ne peut prĂ©voir le futur, mais on peut l’inventer. Mieux encore, on peut rĂ©unir des intelligences pour le construire ensemble et faire en sorte qu’il soit plus dĂ©sirable.

A partir de lĂ , le travail du prospectiviste change radicalement. Il n’est plus de pondre des Ă©tudes qui calent les armoires, mais de fournir des outils et des mĂ©thodes permettant de rĂ©flĂ©chir ensemble au futur.

L’expert descend de son piĂ©destal de sachant du futur pour

— Faire Ă©merger des tendances en s’appuyant sur les innovations, expĂ©rimentations, recherches existantes
Il aide Ă  passer de la veille au rĂ© (veille) en montrant les grandes lignes qu’elles sont en train de dessiner. ConsidĂ©rant que ces microchangements dessinent un tableau pointilliste du futur, il les met en scĂšne pour permettre Ă  chacun d’agir.

— CrĂ©er des outils qui aident Ă  se projeter dans le futur
Se projeter permet d’imaginer demain, comprendre les enjeux et donc de trouver les moyens de s’y prĂ©parer. Comme l’exercice est complexe, le prospectiviste doit faciliter l’approche. C’est lĂ  que rentre en scĂšne la prospective-fiction.

La prospective-fiction utilise diffĂ©rents procĂ©dĂ©s narratifs pour imaginer le futur. En clair, on crĂ©e des histoires qui racontent demain. Ces rĂ©cits permettant de s’immerger dans le futur favorisent la comprĂ©hension et le dĂ©bat.

Pour utiliser les termes qui aurĂ©olent une dĂ©marche de sĂ©rieux, je dirais que la prospective-fiction, c’est du storytelling orientĂ© futur. On joue sur l’émotion provoquĂ©e par des histoires pour provoquer le dĂ©bat.

C’est aussi du design-fiction, un terme crĂ©e en 2009 par l’artiste et ingĂ©nieur Julian Bleecker. J’évite juste d’utiliser ce terme qui surfe sur la vague du design-thinking en utilisant le mĂȘme vocabulaire : « C’est l’utilisation intentionnelle de prototypes pour expliquer le changement » affirme Julian Bleecker. J’ai des rĂ©ticences Ă  valoriser cette mĂ©thode importĂ©e du design qu’est le design-thinking. MĂȘme si elle est adulĂ©e dans les sphĂšres de l’innovation, elle favorise la production d’un nombre incalculable de choses et services aussi moches que peu intĂ©ressants.

Pour conclure ce premier Ă©pisode, je dirais que le prospectiviste d’hier Ă©tait un ingĂ©nieur qui mettait en scĂšne des chiffres pour conter fleurette aux dirigeants. Celui d’aujourd’hui est un crĂ©atif qui utilise le rĂ©cit prospectif et autres mĂ©thodes pour faciliter une rĂ©flexion collaborative sur le futur.

DeuxiĂšme Ă©pisode : Prospective-fiction, l’homme au centre du jeu