Sous les pavés, la prospective-fiction

Sous les pavés, la prospective-fiction

http://propulseurs.com/prospective-fiction-lhomme-centre-jeu/
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SĂ©rie en trois Ă©pisodes

Épisode 3 : Au cours des Ă©pisodes prĂ©cĂ©dents, nous avons dĂ©couvert comment la prospective-fiction s’inscrivait dans l’évolution de la prospective. Nous avons ensuite compris Ă  quoi elle pouvait servir. On soulĂšve maintenant le capot de ce moteur Ă  futur pour dĂ©gager des principes qui sous-tendent cette discipline.

Une discipline acquiert ses lettres de noblesse lorsqu’on l’affuble de quelques principes. La prospective-fiction ne voulant pas dĂ©roger Ă  la rĂšgle, nous allons opter pour leur dĂ©clinaison.

Principe 1

Le premier principe est de créer des récits futuristes familiers.

Les histoires de prospective-fiction rĂ©ussies provoquent un sentiment d’étrangetĂ© familiĂšre. Elles doivent donner l’illusion que le futur est Ă  la fois diffĂ©rent du prĂ©sent, et en mĂȘme temps proche, voire familier. On ne joue pas dans la cour de la science-fiction qui crĂ©e des rĂ©cits pouvant en totale rupture, on reste dans celle du possible, probable. C’est cette proximitĂ© dĂ©calĂ©e qui permet de critiquer, manipuler, enrichir le dĂ©bat sur un sujet.

Prospective-fiction ou la science-fiction

Si l’on propose des histoires qui partent du principe que, demain, les chiens parleront comme les humains, on n’aura pas beaucoup de rĂ©flexions utiles pour agir aujourd’hui. En revanche, si l’on pense que demain tous les animaux domestiques seront connectĂ©s Ă  leurs maĂźtres, aux autres chiens et au mobilier urbain, alors lĂ  des idĂ©es de produits et services peuvent Ă©merger.

Principe 2

Dans cette logique de proximitĂ©, le deuxiĂšme principe est d’utiliser les prĂ©occupations actuelles et les innovations comme trampoline pour se projeter dans le futur

On peut tirer sur une problĂ©matique air du temps. On dĂ©roule la pelote en la projetant dans le futur. Le principe est basique. Il se rĂ©sume à : « Et si demain, la pratique se gĂ©nĂ©ralisait ? ».

Heureux soient les collaborateurs !

Le bonheur en entreprise est une des tartes Ă  la crĂšme du moment. On enfonce le clou et le bonheur devient la finalitĂ© premiĂšre d’une entreprise. Souhaitable ou pas ? On invite ensuite Ă  rĂ©pondre Ă  la question.

Heurts et bonheurs de l’entreprise heureuse

À la Saint Uber

L’ubĂ©risation est sur toutes les lĂšvres. On avance d’un cran en imaginant que demain les boulangers seront ubĂ©risĂ©s. AprĂšs avoir compris que cela pourrait ĂȘtre probable, le lecteur pourra dessiner d’autres contours Ă  la sociĂ©tĂ© de demain.

Mon boulanger est ubĂ©risé !

On peut aussi s’interroger sur les futurs usages d’un dispositif technologique.

Tout prédire

Sorti en 2002, le film Minority Report traite de la prĂ©diction des crimes. L’agent John Anderton est Ă  la tĂȘte d’une unitĂ© de police trĂšs particuliĂšre, la division « PrĂ©-Crime », capable de dĂ©tecter un criminel avant qu’il ne le devienne. Un jour, il dĂ©couvre qu’il est le prochain criminel que les PrĂ©cogs ont dĂ©signĂ©.

Aujourd’hui des algorithmes vendent leur capacitĂ© de prĂ©vision. Que deviendront nos vies si l’on peut prĂ©voir nos maladies, notre carriĂšre professionnelle, notre vie amoureuse, l’heure de notre mort ?

Tout imprimer

L’imprimante 3D est Ă  l’honneur. Est-ce que demain ce systĂšme de fabrication additive permettra de tout imprimer. Dans ce cas, on pourrait s’imprimer une nouvelle tĂȘte. Le rĂ©cit absurde interroge les limites d’une technologie.

Trop d’objets

Dans les discours, la mĂ©decine connectĂ©e est la panacĂ©e de la santĂ© de demain. Peut-elle aussi avoir des limites ? Est-ce qu’avec la multiplication des objets connectĂ©s l’hypocondrie ne va-t-elle pas devenir la nouvelle maladie ?

Vachement connectés

Principe 3

Si la prospective-fiction oriente les dĂ©bats, les rĂ©flexions dans le sens de la production d’histoires, les rĂ©cits doivent ĂȘtre mis en scĂšne et adaptĂ©s au public qu’il vise.

Cela peut ĂȘtre :

  • Une image qui fait immĂ©diatement rĂ©agir.

Dans Mur mitoyen, Mac Mollon raconte le futur des familles.

  • Un prototype

À Futur en Seine, le robot qui remplit des punitions a eu un vrai succùs et suscitait de nombreuses interrogations

 

  • Des scĂ©narios pour vidĂ©os.
  • Des histoires courtes pour animer des sĂ©minaires
  • Des journaux tĂ©lĂ©visĂ©s ou papiers de 2030, 2050 ou 2100

 

  • Des catalogues, dicos, guides


Dans le registre de l’accumulation, il y a de nombreuses pistes à explorer.

En 2014, Julian Bleecker et Bruce Sterling, un catalogue de vente par correspondance façon L’homme moderne. Le TBD Catalog est rempli d’objets loufoques pour notre futur immĂ©diat. Fini l’ennui des mornes trajets en Google Car : The Miguel Bay Driving Experience Company est un spray Ă  appliquer sur les vitres du vĂ©hicule, pour enrichir le paysage de catastrophes naturelles, d’explosions dignes d’Hollywood ou d’invasions militaires ».

ArrivĂ© Ă  la fin de l’article, on constate que la prospective-fiction n’est pas rigidifiĂ©e par des principes rigoureux. Il y a en tout de mĂȘme un incontournable. Il faut assez sĂ©rieux, prĂ©cis, mĂ©thodique dans la dĂ©marche pour ne pas se prendre au sĂ©rieux et faciliter les mĂ©tissages d’imagination. Pour reprendre la devise des boulangers ubĂ©risĂ©s de demain : « Quand se coule dans le moule, on devient tarte, quiche, flan  », il faut donc ĂȘtre assez souple et agile pour faire les pas de cĂŽtĂ© nĂ©cessaires pour rĂ©flĂ©chir de maniĂšre productive et intelligente au futur.

Prospective-fiction, l’homme au centre du jeu

Prospective-fiction, l’homme au centre du jeu

Une série en trois épisodes

Épisode 2 : Au cours de l’épisode 1, on a dĂ©couvert que la place qu’occupe la prospective-fiction dans la prospective. On avance d’un pas pour explorer ses diffĂ©rents usages.

Pour Ă©viter les propos longs comme un jour sans amour, je vous propose d’illustrer ces usages par des exemples.

Traduire, démystifier, faciliter la compréhension

L’épisode 1 a dĂ©marrĂ© avec l’expression : « le futur a la cĂŽte ». Je reprends la formule en disant : le jargon a la cĂŽte dans tous les milieux professionnels ! On crible ses propos d’acronymes et autres perturbateurs de comprĂ©hension pour discuter entre pairs et Ă©loigner les blancs-becs. Les startupers et autres faiseurs du futur ont leur novlangue. Elle Ă©vite qu’un nĂ©ophyte lĂšve le doigt pour dire : « Vous ne croyez pas que si vos big data et vos rugissantes technologies donnent du sens Ă  votre vie, elles vous font aussi perdre le bon sens. ». À partir de cette digression, on a compris que le premier intĂ©rĂȘt de la prospective-fiction est de traduire des problĂ©matiques a priori compliquĂ©es en rĂ©cits simples. En deux coups de cuillĂšres Ă  mots trempĂ©es parfois dans un peu d’humour, on passe de discours techno-machistes incomprĂ©hensibles pour les non-initiĂ©s Ă  des approches accessibles.

Commande de pizza

Il faut vraiment ĂȘtre restĂ© depuis quelques annĂ©es la tĂȘte dans le sable pour ne pas avoir entendu des « grosses donnĂ©es » ou « big data ». Mais, mĂȘme s’ils ne sont pas des autruches, les nĂ©ophytes ont du mal Ă  comprendre comme le flot de 0 et 1 va transformer la vie quotidienne. Le dĂ©clic se fait immĂ©diatement en racontant la commande de pizza dans le futur.

Provoquer des dĂ©bats, favoriser l’émergence de diffĂ©rents points de vue

La prospective-fiction jette des pavĂ©s dans la marre pour que la problĂ©matique Ă©clabousse et qu’on ne puisse plus l’ignorer. Le principe est de l’aborder de maniĂšre lĂ©gĂšre et un peu dĂ©calĂ©e pour favoriser des dĂ©bats de fond faisant Ă©merger diffĂ©rentes visions. En clair comme les Ă©changes ne sont pas plombĂ©s par des experts qui font passer leurs visions du futur pour des certitudes, les Ă©changes sont plus riches.

Quand il y a des gÚnes, il y a à réfléchir

CrisprCas9 est le nouveau couteau suisse de la gĂ©nĂ©tique. Conçu par la Française Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna, il rĂ©volutionne la manipulation gĂ©nĂ©tique. Avec lui, modifier l’ADN est de n’importe quelle espĂšce, y compris chez l’homme devient un jeu d’enfant. Est-ce que demain on aura des lapins fluorescents, des poules roses, des HGM (humains gĂ©nĂ©tiquement modifiĂ©s) ? Quant la technologie rend possible ce qui Ă©tait avant impossible, il convient de dĂ©battre avant qu’il ne soit trop tard.

Le Pink chicken projet imagine que les poules seront roses fluo.

Dans « GĂšnes Ă©goĂŻstes Â», je m’interroge sur l’avenir du couple. Comment cela se passera-t-il lorsqu’il pourra programmer son enfant ? Le sujet est sĂ©rieux, l’approche est ludique
 Le dĂ©calage fait rĂ©agir.

Humaniser l’innovation

Nous vivons une pĂ©riode de transition. Nous sommes en train de passer d’une situation stable Ă  une autre. Ce passage est un moment chaotique. La stabilisation s’effectuera en faisant Ă©merger des innovations qui seront la charpente de nouvelles organisations. Dans ce contexte, il est logique que les entreprises se soient engagĂ©es dans une course effrĂ©nĂ©e Ă  l’innovation. Mais dans leurs emballements, elles se focalisent sur les innovations technologiques et oublient un peu, voire beaucoup, que c’est surtout l’homme qui ferra le monde de demain. En projetant ces innovations dans des futurs quotidiens, on envisage leurs aspects Ă©thiques, culturels, sociaux et remet les futurs usagers, donc l’homme, au centre des prĂ©occupations.

Sécurité totalitaire

Dans un climat de crainte d’attaques terroristes, la reconnaissance faciale a le vent en poupe. Mais, elle fonctionne qui si on ne sourit pas. Va-t-on aller jusqu’à nous interdire de sourire ?

Ne souriez pas, vous ĂȘtes filmĂ©s

Réalité augmentée ou diminuée

La réalité augmentée ajoute des informations à ce que nous envoyons. Dans ce cas, nous pouvons aussi envisager la réalité diminuée. On se pose alors la question de ce que nous ne voulons pas voir.

 

NB : Vidéo intéressante découverte sur Facebook. Je ne connais pas les auteurs.

Inventer de nouveaux produits et services

L’imagination est la meilleure compagnie de transport du monde. Cette ressource est inĂ©puisable, recyclable est permet de faire de dĂ©couvrir des territoires inexplorĂ©s.

Lorsqu’on effectue des ateliers de prospective-fiction, on ne dĂ©termine pas une date pour le futur. Le futur c’est dans 10 ans, 20 ans, 30 ans
 La consigne est qu’on se projette dans un temps oĂč les freins du prĂ©sent n’existent pas. Ce sera donc plus 2040-2050 pour l’immobilier et 2025-2030 pour des avocats. Cette libertĂ© assouplit les neurones et favorise l’imagination. RĂ©sultat, je suis toujours Ă©tonnĂ©e de la performance des idĂ©es.

Edison disait : « Le gĂ©nie c’est 1% d’inspiration et 99% de transpiration ». La prospective-fiction contribue Ă  ce 1% d’inspiration. En revanche, elle n’est pas du tout adaptĂ©e pour les 99% de transpiration.

Catalogue d’idĂ©es

S’appuyer sur les innovations existantes pour faire imaginer un catalogue de produits existants est un superbe exercice. Le rĂ©sultat est souvent assez exceptionnel.

Ikea l’a fait.

Manager

Depuis quelques annĂ©es, le PDG d’Amazon Jeff Bezos a interdit les prĂ©sentations PowerPoint Ă  ses employĂ©s. Pour lui, elles favorisent l’impasse sur des concepts essentiels, aplanissent les niveaux d’importance et ignorent les interconnexions entre les idĂ©es. Il les oblige Ă  faire des mĂ©mos. La structure narrative force Ă  rĂ©flĂ©chir de maniĂšre plus intelligente. C’est exactement la mĂȘme chose avec la prospective-fiction. On n’enferme pas la pensĂ©e dans un carcan servant des platitudes, on lui laisse les moyens de s’exprimer.

La prospective-fiction est aussi devenue un mode de management pour certaines entreprises amĂ©ricaines. Le CIO balance des visions fictionnelles de l’avenir et aprĂšs les collaborateurs doivent ramer pour que sa fiction devienne rĂ©alitĂ©.

Jeff Bezos excelle dans l’exercice. En 2013, il crĂ©e le buzz avec Amazon Prime Air, un service utilisant des mini-drones pour acheminer des colis en une demi-heure. Depuis, ses Ă©quipes planchent sur l’affaire.

Mais, le grand artiste du management en mode prospective-fiction est incontestablement Elon Musk, PDG de Tesla.

Il assure sa notoriĂ©tĂ© en balançant des visions dĂ©capantes pour le futur de l’automobile : « Presque toutes les voitures qui seront produites dans dix ans seront autonomes. Dans 20 ans, les voitures n’auront plus de volant ». Ou en rendant la conquĂȘte spatiale comme inĂ©luctable : « Je pense qu’il y a vraiment deux chemins fondamentaux. L’Histoire est en train de bifurquer dans deux directions. Un chemin est que nous restions sur Terre pour toujours, avec l’Ă©ventualitĂ© qu’un Ă©vĂšnement d’extinction survienne. […] L’alternative est de devenir une civilisation spatiale et une espĂšce multiplanĂ©taire qui, j’espĂšre, vous convient comme chemin Ă  parcourir » explique-t-il en prĂ©cisant qu’il dĂ©veloppe un lanceur et une capsule capable de transporter des dizaines de passagers et une cargaison vers Mars.

En rĂ©sumĂ©, la prospective-fiction est comme Crispr-Cas9 un couteau suisse (Allusion pour vĂ©rifier que vous avez bien lu tous mes propos ! Sourires). Elle permet de traduire le jargon en histoires accessibles au plus grand nombre, provoquer des vrais Ă©changes, imaginer des produits et services dĂ©capants, manager et de remettre l’homme au centre des prĂ©occupations lorsqu’on rĂ©flĂ©chit au futur. Vu que l’affaire ne peut que vous sĂ©duire, je vous invite dans l’épisode Ă  aller regarder sur le capot. Je vous prĂ©senterai quelques ficelles qui vous aideront Ă  mettre la prospective-fiction au service de vos objectifs.

Prospective, une valse en trois temps

Prospective, une valse en trois temps

Une série en trois épisodes

Épisode 1. Ça disrupte dans les chaumiĂšres de la prospective. Le prospectiviste change son fusil d’épaule. Il ne produit plus des Ă©tudes chiffrĂ©es qui servent au mieux Ă  caler des armoires. Il aide Ă  rĂ©flĂ©chir et inventer le futur. Dans la mallette revisitĂ©e de cet expert du futur, la prospective-fiction tient une place de choix.

Le futur a la cĂŽte. Il a est prĂ©cieux pour chacun de nous. Comme c’est lĂ  oĂč nous allons passer le reste de nos vies, on y met des rĂȘves ordinaires ou vraiment fous. Le dĂ©sir de les voir se rĂ©aliser nous pousse Ă  aller vers l’avant. Comme dit Paul Auster : « Une fois qu’on a goĂ»tĂ© au futur, on ne peut pas revenir en arriĂšre ». Mais, le futur nous inquiĂšte. De tous les temps, nous avons voulu connaĂźtre ce qu’il nous rĂ©serve en faisant appel Ă  des kyrielles de spĂ©cialistes. On les nomme devins, oracles, voyants, prophĂštes, cartomanciens, gourous
 Aujourd’hui, les esprits cartĂ©siens les regardent avec le sourire amusĂ© de ceux qui ne se laissent pas prendre. Pour autant, ils se font berner par des phrases-chocs d’experts.

— L’homme qui vivra 1 000 ans est dĂ©jĂ  nĂ©. Laurent Alexandre

— Nous serons tous immortels en 2100. Ray Kuzweil

— En 2060, de nouvelles forces altruistes prendront le pouvoir, sous l’empire d’une nĂ©cessitĂ© Ă©cologique, Ă©thique, Ă©conomique, culturelle et politique. Jacques Attali

CĂŽtĂ© Ă©conomie, la prĂ©vision est montĂ©e dans le train du sĂ©rieux avec ce qu’on nomme la prospective. Cette discipline est nĂ©e aux États‐Unis et en France au milieu des annĂ©es 50. Le pĂšre fondateur de la discipline est Gaston Berger qui disait : « Notre civilisation s’arrache avec peine Ă  la fascination du passĂ©. De l’avenir, elle ne fait que rĂȘver. Elle est rĂ©trospective, avec entĂȘtement. Il lui faut devenir prospective  et changer la maniĂšre de prĂ©parer nos dĂ©cisions  »

Depuis sa création, la prospective tape la cadence du futur en dansant une valse à trois temps.

Temps 1 : On prolonge le présent

Le principe est de modĂ©liser le futur. On collecte des donnĂ©es passĂ©es sur un domaine d’activitĂ© et on extrapole l’existant pour visualiser ce qui va se passer demain. On part du principe que l’avenir est un long fleuve tranquille. On peut donc l’enfermer dans des modĂšles mathĂ©matiques aussi sophistiquĂ©s qu’inutilisables. RĂ©sultat, les Ă©tudes prospectives sont alors des pavĂ©s qui servent Ă  caler les certitudes des politiques et dirigeants d’entreprises
 ou des armoires.

Elvis Presley et les dindes

Deux histoires caricaturent cette maniĂšre archaĂŻque de penser.

En 1977 lorsqu’Elvis Presley est mort, il y avait 19 clones du chanteur. En 1982, le fan-club en rĂ©pertoria 155 soit huit fois plus. En fonction de la mĂ©thode prospective dĂ©terministe, on peut dĂ©duire qu’en 2017, il y a aux États-Unis 318 millions de clones d’Elvis, soit la totalitĂ© de la population amĂ©ricaine !

La deuxiÚme vient du mathématicien et philosophe Bertrand Russell (1872-1970).

Une dinde observe que, chaque matin des humains la nourrissent. Raisonnant par induction, et ayant recueilli un nombre estimĂ© suffisant d’observations (en l’occurrence, 364 jours), elle conclut Ă  la bontĂ© de l’espĂšre humaine et Ă  la bienveillance des humains pour les dindes. Elle attend donc sereinement le 365e matin. Mais le 365e matin, c’est le jour le NoĂ«l et elle est tuĂ©e pour servir de repas. Pendant 99,73 % du temps, sa conjecture Ă©tait exacte et sa confiance dans ses prĂ©visions augmentait. Le dernier jour de l’annĂ©e annihile cette prĂ©vision.

 

Temps 2 : la création de scénarios

 

Voyant les limites de la dĂ©marche, les prospectivistes adoptent la mĂ©thode des scĂ©narios. À partir de l’analyse des donnĂ©es disponibles (Ă©tats des lieux, tendances lourdes, phĂ©nomĂšnes d’ Ă©mergences), ils Ă©laborent plusieurs hypothĂšses. Bien que la mĂ©thode tente d’intĂ©grer des Ă©vĂ©nements perturbateurs (ou Ă©vĂ©nement dont les effets seraient importants s’ils venaient Ă  se rĂ©aliser), elle se situe uniquement dans la sphĂšre du prĂ©visible. Elle est donc incapable de jongler avec l’imprĂ©visible qui dans un monde qui se complexifie est de plus en plus inĂ©luctable. Les scĂ©narios s’avĂšrent frĂ©quemment ĂȘtre des projections alarmistes qui ne permettent pas de prendre des bonnes dĂ©cisions, voir simplement d’agir. Ces lourds rapports servent donc aussi Ă  caler
 les armoires. Pour autant, cette mĂ©thode fait encore les choux gras de cabinets de prospective. Au pays de Descartes, on prĂ©fĂšre un cartĂ©sianisme rĂ©ducteur et inopĂ©rant Ă  une navigation crĂ©ative et collaborative en univers incertain.

Temps 3 : Inventer le futur

Demain est moins Ă  dĂ©couvrir qu’à inventer. Gaston Berger

Le troisiĂšme temps de la prospective renoue avec l’esprit de Gaston Berger en considĂ©rant que l’avenir est imprĂ©visible. De ce fait, il est inutile de chercher Ă  le prĂ©voir. Ce truisme rĂ©sulte de plusieurs phĂ©nomĂšnes :

La société fonctionne de plus en systÚme complexe.
La complexitĂ© (et non la complication) rĂ©sulte la multiplication des liens entre les institutions, organismes, individus crĂ©es par la numĂ©risation de la sociĂ©tĂ© et la crĂ©ation d’Internet. Les interactions augmentant de maniĂšre exponentielle, on assiste tous les jours Ă  la lĂ©gendaire histoire du froissement de l’aile de papillon qui provoque le meilleur comme le pire Ă  l’autre bout de la planĂšte.

Le temps s’accĂ©lĂšre
Il a fallu 75 ans pour que le tĂ©lĂ©phone ait 50 millions d’utilisateurs. 14 ans pour que la tĂ©lĂ©vision atteigne ce chiffre et 3 ans et demi Ă  Facebook. Pour Pokemon go, il n’a suffi que de 19 jours. En un temps record, une entreprise innovante peut bouleverser un secteur d’activitĂ©.

La fin de la linéarité
L’entreprise n’a plus en fonctionnement un linĂ©aire. On ne peut plus dĂ©duire le futur du passĂ©. Il faut donc changer son fusil d’épaule pour envisager le futur. Dans ce contexte, la mĂ©thode des scĂ©narios devient aussi inopĂ©rante que la Gestion prĂ©visionnelle des emplois et autres outils pensĂ©s pour l’entreprise d’hier.

Certes, comme dit Gaston Berger, on ne peut prĂ©voir le futur, mais on peut l’inventer. Mieux encore, on peut rĂ©unir des intelligences pour le construire ensemble et faire en sorte qu’il soit plus dĂ©sirable.

A partir de lĂ , le travail du prospectiviste change radicalement. Il n’est plus de pondre des Ă©tudes qui calent les armoires, mais de fournir des outils et des mĂ©thodes permettant de rĂ©flĂ©chir ensemble au futur.

L’expert descend de son piĂ©destal de sachant du futur pour

— Faire Ă©merger des tendances en s’appuyant sur les innovations, expĂ©rimentations, recherches existantes
Il aide Ă  passer de la veille au rĂ© (veille) en montrant les grandes lignes qu’elles sont en train de dessiner. ConsidĂ©rant que ces microchangements dessinent un tableau pointilliste du futur, il les met en scĂšne pour permettre Ă  chacun d’agir.

— CrĂ©er des outils qui aident Ă  se projeter dans le futur
Se projeter permet d’imaginer demain, comprendre les enjeux et donc de trouver les moyens de s’y prĂ©parer. Comme l’exercice est complexe, le prospectiviste doit faciliter l’approche. C’est lĂ  que rentre en scĂšne la prospective-fiction.

La prospective-fiction utilise diffĂ©rents procĂ©dĂ©s narratifs pour imaginer le futur. En clair, on crĂ©e des histoires qui racontent demain. Ces rĂ©cits permettant de s’immerger dans le futur favorisent la comprĂ©hension et le dĂ©bat.

Pour utiliser les termes qui aurĂ©olent une dĂ©marche de sĂ©rieux, je dirais que la prospective-fiction, c’est du storytelling orientĂ© futur. On joue sur l’émotion provoquĂ©e par des histoires pour provoquer le dĂ©bat.

C’est aussi du design-fiction, un terme crĂ©e en 2009 par l’artiste et ingĂ©nieur Julian Bleecker. J’évite juste d’utiliser ce terme qui surfe sur la vague du design-thinking en utilisant le mĂȘme vocabulaire : « C’est l’utilisation intentionnelle de prototypes pour expliquer le changement » affirme Julian Bleecker. J’ai des rĂ©ticences Ă  valoriser cette mĂ©thode importĂ©e du design qu’est le design-thinking. MĂȘme si elle est adulĂ©e dans les sphĂšres de l’innovation, elle favorise la production d’un nombre incalculable de choses et services aussi moches que peu intĂ©ressants.

Pour conclure ce premier Ă©pisode, je dirais que le prospectiviste d’hier Ă©tait un ingĂ©nieur qui mettait en scĂšne des chiffres pour conter fleurette aux dirigeants. Celui d’aujourd’hui est un crĂ©atif qui utilise le rĂ©cit prospectif et autres mĂ©thodes pour faciliter une rĂ©flexion collaborative sur le futur.

DeuxiĂšme Ă©pisode : Prospective-fiction, l’homme au centre du jeu