Une prospective-fiction pour rĂ©flĂ©chir au bonheur dans l’entreprise. On imagine, on discute… On agit.
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Heurts et bonheurs de l’entreprise heureuse

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Nous sommes en 2037. L’entreprise heureuse a pour finalitĂ© de fournir du bonheur et une vie joyeuse et saine Ă  ses collaborateurs. Arthur Getz, le patron de FĂ©licity, raconte les alĂ©as inhĂ©rents Ă  ce changement de cap dans son entreprise.

Dans son livre « L’entreprise heureuse », Arthur Getz annonce d’entrĂ©e de jeu qu’il a surfĂ© sur la vague du bonheur en entreprise qui dĂ©ferlait depuis une quinzaine d’annĂ©es.

En 2016, on voit l’arrivĂ©e des responsables du bonheur en entreprise ou plutĂŽt Chief Happiness Officier. La dĂ©nomination anglophone donne un peu de sĂ©rieux Ă  ces animateurs de gouters. Ces chantres du bien-ĂȘtre vendent des dĂ©cors colorĂ©s, des espaces de sieste et des tables de ping-pong. Les plus aventureux militent pour que les collaborateurs retrouvent leurs Ă©motions d’enfants avec des salles de rĂ©union en Lego, des petites voitures Ă  pĂ©dales et des toboggans.

En 2022, cette cosmĂ©tique de l’enchantement provoque des dĂ©bats philosophiques de cantine. Face Ă  l’engouement, les dĂ©tracteurs affirment que le bonheur rĂ©siste dans la capacitĂ© de chacun Ă  dĂ©guster l’instant. L’extase se produit lorsque la pensĂ©e, les paroles et les actes d’un individu sont en harmonie. L’entreprise n’a donc rien Ă  voir avec cette aventure individuelle. Selon Arthur Getz, les pourfendeurs du bonheur en entreprise rĂ©sument leur opposition en considĂ©rant que «  Le bonheur est une question trop importante et trop personnelle pour que l’individu en confie la responsabilitĂ© Ă  d’autres, et notamment Ă  son entreprise ».

Pendant ce temps, les patrons se frottent les mains. «  Disserter sur le sujet confĂšre au bonheur en entreprise une valeur assez forte pour pouvoir en son nom en demander encore plus aux collaborateurs », explique Arthur Getz en prĂ©cisant qu’au nom du bonheur, ils piĂ©tinent allĂ©grement la vie privĂ©e de leurs collaborateurs. Pour eux, cet humanisme bon teint est une source de performance Ă©conomique. AprĂšs avoir tirĂ© sans rĂ©serve sur les prix, les coĂ»ts, les hommes, ils voient lĂ  un nouveau gisement de productivitĂ©. Autre avantage, les dĂ©penses en « dĂ©co » bien-ĂȘtre sont vite amorties par une diminution sensible de l’absentĂ©isme.

C’est dans ce climat qu’Arthur Getz, le patron de Felicity, jette un pavĂ© dans la marre avec l’entreprise heureuse. En janvier 2031, le fils d’un penseur de l’entreprise libĂ©rĂ©e invite Aristote Ă  un mĂ©morable HolloNote[1]. Le philosophe de l’antiquitĂ© rĂ©pĂšte que : « Le bonheur est le bien suprĂȘme qui rend nĂ©gligeable toutes autres formes de possession. » Le patron dĂ©crĂšte ensuite que la finalitĂ© de son entreprise n’est plus Ă©conomique, mais est dĂ©sormais de donner une vie heureuse et saine Ă  ses collaborateurs. Gagner de l’argent devient juste un moyen comme un autre de contribuer au bonheur des collaborateurs.

Lors de l’évĂ©nement, Arthur Getz accueille ensuite Robert Kennedy. Le sĂ©nateur amĂ©ricain affirme que : « Le produit national brut mesure tout sauf ce qui donne valeur Ă  la vie. » Pour Ă©viter cet Ă©cueil, le Patron de FĂ©licity lance le BIB (Bonheur intĂ©gral brut). Cet indicateur mesure le bonheur collectif. À cause de phĂ©nomĂšnes naturels de contagion de bonheurs, le BIB est supĂ©rieur Ă  la somme des bonheurs individuels. Il est aussi pondĂ©rĂ© par une variable de possession qu’Arthur Getz explique par le fait que : « Le bonheur est la seule chose qu’on peut donner sans l’avoir et acquĂ©rir en le donnant. »

Pour mesurer le bonheur individuel, il envisage plusieurs dispositifs. Le premier est le dĂ©claratif. Chaque collaborateur doit indiquer chaque jour son niveau de bonheur sur une Ă©chelle de 1 Ă  10. Si le premier mois, tous prennent un temps pour s’interroger, ils finissent par opĂ©rer machinalement et rĂ©pĂ©ter le mĂȘme chiffre.

Felicity investit alors dans un systĂšme d’intelligence artificielle apprenant de reconnaissances de sourires. Au bout d’un mois, c’est le branle-bas dans l’entreprise. Nombreux collaborateurs ne supportent plus de croiser des momies aux zygomatiques tenus par des Ă©lastiques. Ils ont mĂȘme des envies de refaire le portrait des forçats du sourire.

Arthur Getz tente alors de mesurer le bonheur par la dĂ©tection des propos positifs dans les Ă©changes verbaux et Ă©crits entre les collaborateurs. Cela tourne rapidement au « bisounoursage » gĂ©nĂ©ralisĂ© avec Ă©changes de propos loukoum, sucrĂ©s et dĂ©goulinants de miĂšvreries. Quand des attaques anonymes commencent Ă  polluer l’entreprise, Arthur Getz effectue un nouveau HolloNote oĂč il affirme : « Le bonheur n’est pas une affaire quantitative. Il rĂ©sulte de la capacitĂ© de chacun Ă  se soucier des autres, oser pour les autres, partager avec les autres. » La pirouette est bien accueillie. Les collaborateurs sont trop heureux de pouvoir garder des sourires pour se moquer des jours sans joie.

[1] HolloNote : Keynote avec projections holographiques permettant aux intervenants d’ĂȘtre prĂ©sent Ă  plusieurs endroits et d’échanger avec des personnes disparues.

ParallĂšlement au BIB, Arthur Getz change les procĂ©dures de recrutement. La prioritĂ© est d’engager des gens douĂ©s pour le bonheur. Cette disposition n’étant pas validĂ©e par des diplĂŽmes, ils font appel Ă  la science. Comme elle ne certifie pas la capacitĂ© au bonheur de ceux qui possĂšdent les dents du bonheur[1], ils se tournent vers la gĂ©nĂ©tique. Elle affirme que la capacitĂ© au bonheur est liĂ©e Ă  50 % au patrimoine gĂ©nĂ©tique sans pour autant identifier les gĂšnes du bonheur.

Des collaborateurs montent alors au crĂ©neau pour dire que ne recruter que des gens heureux est une forme de discrimination. Si la capacitĂ© au bonheur devient un critĂšre de recrutement, on va vers une sociĂ©tĂ© Ă  deux vitesses. On aura des heureux de plus en plus heureux et des malheureux de plus en plus malheureux, car ils n’auront pas de travail. On ne peut donc pas exclure ceux qui ne sont pas douĂ©s pour le bonheur et qui mĂȘme, mettent une jouissance Ă  faire leur propre malheur. Il en est de mĂȘme de ceux qui n’ont pas Ă©tĂ© bien servis par la vie et ne font pas preuve de rĂ©silience. Ils affirment en plus que c’est pratiquer la double peine parce que les individus malheureux sont souvent tristes de ne pas ĂȘtre heureux.

Un peu Ă©chaudĂ© par ces oppositions, Arthur Getz demande Ă  ses collaborateurs quelles sont les composantes du bonheur incontournables pour l’entreprise heureuse. Outre la santĂ©, la sĂ©curitĂ© financiĂšre, ils insistent sur la libertĂ© et le pouvoir dĂ©cision. Le patron dĂ©cide donc de permettre aux salariĂ©s de l’entreprise de travailler quand ils veulent, comme ils veulent, avec qui ils le dĂ©sirent. La seule contrainte est qu’ils soient vraiment heureux dans ce qu’ils font.

Le ratio habituel de ceux qui ne jouent pas le jeu est respectĂ©. Entre 2 et 5 % des collaborateurs deviennent des lĂ©zards qui, dans le meilleur des cas, viennent profiter des terrasses de l’entreprise pour se dorer la pilule. Les autres ont profitĂ© pleinement du dĂ©salignement de leur travail pour collaborer, voyager, dĂ©couvrir, innover. TrĂšs rapidement, l’entreprise fait des rĂ©sultats assez satisfaisants pour rĂ©munĂ©rer tous les collaborateurs et assurer sa pĂ©rennitĂ©. Le PDG de Felicity en tire une premiĂšre conclusion : « Pour travailler dans le bonheur, travaillons chaque jour notre bonheur ».

Alors que les propos manquent cruellement de consistance voire d’intelligence, ils font sortir de l’ombre des collaborateurs nourris Ă  un syndicalisme surannĂ©. Ils partent Ă  l’attaque en affirmant que la prioritĂ© au bonheur pousse Ă  l’égoĂŻsme et supprime toutes formes d’altruisme. Ils estiment que cela enlĂšve la possibilitĂ© d’ĂȘtre malheureux par choix. Ils citent des personnages comme Nelson Mandela qui a passĂ© 27 ans en prison pour lutter contre l’apartheid, JĂ©sus qui a Ă©tĂ© crucifiĂ© pour sauver le monde. Pour eux, le malheur des uns peut aussi faire le bonheur des autres. D’autres opposants Ă  l’entreprise bonheur considĂšrent que le malheur est souvent un pont vers le bonheur. On a conscience d’ĂȘtre heureux parce que l’onconnaĂźt le malheur. Ils estiment aussi que l’homme vaut bien mieux que son bonheur.

Arthur Getz prend alors conscience qu’en Ă©rigeant en norme le fait d’ĂȘtre heureux au travail, il devient impossible de dire ou montrer qu’on ne l’est pas. Il rĂ©agit en parlant dĂ©sormais d’entreprise respectueuse. Dans cette entreprise, on respecte la diversitĂ© des approches. Le bonheur n’est plus un mets obligatoire, mais il est en libre-service et chacun peut l’amĂ©nager Ă  sa sauce.

[1] Dents écartés